Transcrit par Louis Butin.

 

 

Cromar est en terrasse, avachi sur une chaise longue.
Il sirote une boisson verte mousseuse.

Un type survient, le genre brute placide et sympathique :

Sergé : Hé Cromar! Comment se porte ta large carcasse?

Cromar : Té... Salut l'amiche! Et toi Sergé, la santé ça va?

 

Sergé : Bien, merci. Dis… J’ai une histoire incroyable. Tu te souviens du gars Aènié ?
Cromar : Ça remonte à loin… Je…

Sergé, se recroquevillant sur lui-même, plissant ses yeux et arrondissant sa bouche, tendant ses lèvres en avant comme pour un baiser : Mais si… Attends, je l’imite : « Salut les gars » ; « Ça va les gars ? » ; « La santé, les gars ? » ; « Allez, au r’voir les gars ! »
Cromar : Ah oui, peut-être, mais j’en remémore plusieurs qui veulent entrer dans le cadre, là…

Sergé : Mais si! Aénié! Pas grand. Des cheveux noirs plaqués vers l'avant. Une moue grognonne cernée de l'ombre d'une barbe

 

Sergé : Mais si... Des yeux plissés comme les deux accents au dessus de son nom. Le visage rond. En fait, un peu une tête de rongeur méfiant. Bon, ça a l’air de te revenir. Voilà, donc : Aènié.
Eh bin je l’ai revu l’année dernière, Aènié... J’étais au service d’un Père sérieux, efficace et marrant, un homme à la fois intransigeant et capable de complaisance pour s’attirer la sympathie de ses hommes de main. Organisateur prudent et efficace mais aussi bonhomme rieur dans les jours de détente.
Aènié, le Père l’avait reçu en entretien privé. Si le Père l’a accepté, c’est avant tout parce qu’Aènié lui livrait un coup facile sur un plateau : un cambriolage en marge de Telu, un manoir dont le propriétaire s’était absenté pour une mission d’ambassade en Arcaladendora.
Je le connaissais déjà, moi, Aènié, et comme je le craignais, ses premières tentatives pour s’attirer la sympathie de la troupe furent quelque peu vaines. Il allait de l’un à l’autre, tendant la main, la bouche en cœur et lançant un « ça va les gars ? » des grands jours. Après le coup du manoir, qui s’était passé sans le moindre accrochage, si ce n’est la présence sur les lieux d’un majordome et d’une servante qu’on n’a pas même eu besoin d’esbigner, l’atmosphère s’est peu à peu détendue. Certains ont accepté la main tendue, non sans garder un sourire moqueur au rituel « ça va les gars ? ». Mais d’autres continuaient de le dénigrer méchamment, affirmant qu’il était un bon à rien. Bref, Aènié ne suscitait pas un enthousiasme contagieux.

Pourtant, du jour au lendemain, il est devenu l’ami de ces hommes, la mascotte adorée de notre bande.
C’était le soir. Il faisait chaud. Notre pactole arrondissait nos bagages et apaisait l’anxiété de nos cœurs. On avait monté une grande tente pour la dizaine d’hommes de notre bande. La table était dressée. Le Père nous mettait l’eau à la bouche en décrivant sa dernière conquête : une bourgeoise de Nojo, parfumée, aux cuisses à goût de pain. Les compagnons commençaient à s’échauffer, à laisser cours à leur pente naturelle de la grivoiserie… Là-dessus, Aènié, un peu rond, dit : « Eh les gars ! Ça fait quoi, en vrai, de mettre son sexe dans une femme ? »
Stupeur.
Faut voir l’âge du gars Aènié. Le même que toi et moi ! Alors que la bande compte des jeunes à peine éclos qui ont déjà fait toute la collection des maladies vénériennes ! Ils l’ont regardé de travers, l’air de se demander quel genre de blague maladroite Aènié avait encore lâché. Mais on a fini par comprendre que ça n’était pas de la blague, qu’il était bel et bien puceau !
Chahut général ! Rigolade enflammée ! On a pris Aènié sur nos épaules, on a crié tant qu’on a pu. On avait trouvé un objet noble de quête : dépouiller Aènié de son pucelage ! Ça n’est pas souvent que des bandits prospères, désoeuvrés, se trouvent une sincère motivation.
Il fallait voir comme ça nous échauffait le cœur ! Tout le monde ne parlait que de ça. Chacun y allait de son imitation d’Aènié ! Quand l’un disait « Ça va les gars ? » à un autre compagnon, c’était le signal : le salué prenait une position suggestive et le saluant se chargeait de le faire crier comme une femme bien prise.
On échafaudait les plans les plus fous. On ravirait une femme sur un chemin, on l’attacherait nue devant Aènié. Ou alors on emmènerait notre gars dans les boxons les plus gratinés d’Ermen ou de Telu !
Ah ! Mais ce qu’il nous faudrait à tout prix, c’est une belle mise en scène ! Ce serait une cérémonie quasi religieuse pour l’intronisation du pénis d’Aènié en la cavité féminine ! Nous nous pourléchions à l’avance du spectacle ! « Tu crois qu’il lui dira les gars ? – Hahaha, j’ai envie de te prendre, les gars ! » Son tic de langage nous avait tous contaminés. On le mettait à toutes les modes. Il ne passait pas près de nous qu’on ne le saisisse pour le faire tourner au dessus de nos têtes, pour le passer de bras en bras. C’était vraiment des semaines de bonne humeur, et le Père s’amusait ; c’était un plaisir de voir ses fous rires, tandis qu’on jouait les fils turbulents.
Aènié bombait le torse. Un large sourire barrait son visage. Il rougissait facilement sous nos assauts égrillards. Pas un ne manquait sa chance de lui faire monter la rougeur aux joues !

Passant près d’un village où se trouvait un bordel, on fit un petit écot pour Aènié. La maison n’était pas grande : un salon, une cuisine et deux chambres minuscules. Deux putains se relayaient pour donner un semblant d’animation à l’endroit. On paya grassement le patron pour pouvoir disposer du salon et organiser notre cérémonie.
On avait fait tout bien : des bougies, de la fumette pour calmer Aènié. La demoiselle était souriante et bien apprêtée : une petite reine de beauté sous ses bourrelets et son menton rembourré.
Aènié nous tapait dans les mains, disait les gars plus encore que de coutume ; on sentait bien que c’était un évènement. Le lit trônait au milieu de la pièce, on avait disposé nos chaises tout autour.
Les deux protagonistes sont montés sur la scène : la prêtresse et son petit dieu. La dame avait des voiles rouges qui voletaient dans le soir. Aènié lui tournait autour, nu, à quatre pattes. On n’osait pas se moquer de ses fesses velues. On lui donnait des conseils pour préparer la dame. Quelques vas-y les gars ! fusaient dans la touffeur du soir. Mais l’électricité tomba petit à petit quand on comprit que l’érection d’Aènié faisait défaut. Trop vite, à mon goût, les hommes le consolèrent, lui dirent que ce n’était pas grave, qu’il trouverait une femme plus jolie et que ça marcherait mieux. Le Père était de mon avis : on n’avait pas laissé le temps à Aènié de prendre confiance en lui. On paya rubis sur l’ongle et on partit.

Je suspectais les autres d’avoir écourté la cérémonie à juste escient.

 

Aènié encore puceau, ils pouvaient continuer leurs courbettes et leurs rituels quotidiens. Sans grand mystère aussi, il est possible qu’Aènié y trouvait son compte et qu’inconsciemment, la peur de perdre son statut de mascotte l’avait empêché d’accomplir son office.

Notre troupe de bandits trouvait de l’agrément à cette situation, sans compter que l’ajout de l’épisode de la cérémonie manquée suscitait d’intenses et profonds commentaires.
Maintenant, tu peux faire pas à pas toi-même le cheminement moral qui a conduit Aènié à désirer pour de bon de ne plus être puceau : après la glorification de sa pureté, après les atermoiements et les rires complices, vinrent, par lassitude, les moqueries méchantes sur sa virilité ou sur sa possible attirance pour l’anus masculin. Là-dessus, on arriva à Telu.

 

Le Père proclama solennellement que cette fois, Aènié perdrait son pucelage ou devrait nous donner sa vie, parce que ce serait un déshonneur si sa troupe avait accueilli un pédéraste. La troupe lança un grand hourra !, et nous entrâmes en Telu.
Paltag ! J’étais fasciné par cette petite tragédie.

J’ai pris Aènié à part et lui ai dit :
« J’ai l’impression que tu n’y arriveras pas si on te met toute cette pression. Pas vrai ?
— Oui.
— Bien, dans un premier temps, peut-être que tu n’aimes pas les prostituées. Tu les trouves trop assurées, ça ne t’aide pas. Je me trompe ?
— Je ne sais pas. » Il suait. L’histoire ne le faisait plus rire. Il sentait qu’il y jouait sa vie.

« Bah, n’aie pas peur. La vie a été belle. Je pourrai toujours intervenir auprès du Père. Je lui dirai qu’on ne peut pas tuer ainsi un puceau sans s’attirer quelque malédiction. Il ne faut surtout pas que tu te mettes dans cet état, tu n’arriveras à rien. Ecoute, je le sais: ça nous arrive à tous de ne pas pouvoir. Tiens, moi par exemple, si on me proposait au débotté de coucher avec la première matronne venue... Eh bien, je n’y arriverais pas. » Voilà, je lui ai tenu à peu près ce gentil discours.
Je savais que j’aurais bien aimé avoir un grand frère pour me dire ce genre de choses, alors j’ai joué ce rôle avec Aènié. Il m’a regardé d’un drôle d’air, il n’osait pas me dire merci ; en même temps, son orgueil était piqué. Difficile de savoir ce qui lui plaisait ou pas, ce qui peut se dire ou ce qui va le vexer. Drôle de gars…
J’ai coupé court, je l’ai pris par le bras et l’ai entraîné loin des autres, dans les ruelles de la ville basse, sur le port, où l’on fait toutes sortes de rencontres. Je l’ai emmené à la place du Colonel Marcadet. Là, j’ai avisé un groupe de bonnes femmes qui reprisaient des filets. Je suis allé les voir, leur ai présenté Aènié, je leur ai dit qu’il était natif de la ville et qu’en près de quarante années, il n’avait pas connu le corps des femmes, j’ai demandé conseil et aide.

Amusées, elles m’ont indiqué en riant le chemin d’un boxon.

 

J’ai décliné poliment l’offre, arguant que mon gars était effrayé par l’atmosphère des bordels, qu’il lui faudrait une novice, pas spécialement jeune, une femme gentille, pas forcément jolie, mais patiente. Elles se sont concertées avec beaucoup d’agitation et d’enthousiasme, puis elles m’ont tapé dans la main, nous donnant rendez-vous pour le soir même, à l’heure du redoux.
« Merci les gars… », a balbutié Aènié en les quittant. Alors, emporté de joie, j’ai dit à Aènié : « Tu vois, on n’est jamais mieux servi que par les femmes. Elles vont te trouver exactement ce qu’il te faut. Elles t’ont jaugé comme jamais un gars ne te jaugera ! Elles te trouveront une femme sage. Tu n’auras qu’à te laisser gagner par l’envie de chaleur de sa combe. Tout ira bien. Et j’attesterai de ton dépucelage. Viens, cachons-nous jusqu’au soir, il ne faudrait surtout pas que les autres te retrouvent et fassent tout échouer. »
On s’est abrité chez mon père, en attendant le soir. On a fait la conversation au vieux gâteux autour de la table en bois de châtaignier – aussi loin que je me souvienne, elle était là cette table de bois clair ; tous les repas que j’ai pris là, sans un mot ni de papa, ni de moi… Bon, on buvait quelques verres de fine de Telu, dépouillant papa de son stock de dattes. La pluie s’est mise à crépiter sur les vitres. Il faisait chaud et moite. J’observais Aènié du coin de l’œil. Il engloutissait les dattes comme des raisins secs. Elles disparaissaient dans sa bouche en cœur, puis un noyau faisait son apparition, refoulé dans la gamelle métallique. Le soir est venu. L’heure du redoux commençait à tirer l’aiguille à elle, et mon gars Aènié tombait dans le mutisme. Je me suis levé, j’ai sorti du grand seau de l’entrée un parapluie, et j’ai entraîné mon acolyte vers son destin.
Sur la place du colonel Marcadet, une femme s’abritait sous le préau. J’ai poussé Aènié du coude et nous sommes allés droit à elle. Une surprise nous attendait : la femme était la servante du manoir, le premier coup d’Aènié dans notre bande. J’ai eu un mouvement de méfiance, j’ai tiré un couteau, mais elle m’a tout de suite rassuré. « Qui êtes-vous ? », a-t-elle demandé. Elle ne nous avait pas reconnu, et comment l’aurait-elle pu, puisque nous étions masqués le soir du vol. C’était bien elle qui s’occuperait d’Aènié. Elle nous expliqua qu’à la suite d’un cambriolage chez son maître, elle avait été renvoyée. Elle ne savait pas comment survivre. Aènié tira deux Daniels-or de sa poche, le regard morne de la femme brilla. Elle s’alourdit contre le petit gars et lui plaça sa langue à la commissure de la bouche. J’ai vu dans l’œil d’Aènié que ça y était, que ce soir serait le bon. Il dégageait déjà un puissant sentiment d’assurance. Le lendemain, quand je le retrouvai sur la place, j’avais ameuté tous les autres de la bande.

Il arriva transfiguré : il était rasé de près, la femme lui avait même coupé les cheveux.

 


Je constatai qu’il avait bien minci depuis son engagement dans notre bande.
Il était presque beau.
Sur son visage flottait un large sourire d’autosatisfaction.

Les vivats de la bande couvrirent le brouhaha de la place. On le prit sur nos épaules. On le lança en l’air. On n’avait pas eu le privilège d’assister à l’instant fatidique, alors on mettait tout notre cœur dans cet instant. Quel échauffement, l’ami ! On braillait tant que les enfants commencèrent à faire la ronde autour de nous. Pour Aènié, la gloire était à son faîte. Il riait, il raillait déjà les filles alentour, il sifflait et imitait le cri du loup ! Le cortège s’avança vers la mer. Des femmes nous disaient d’arrêter, mais nous étions sourds à leurs appels. Il fallait baptiser Aènié pour que la cérémonie soit complète ! À la mer ! À la mer !
On le passa de mains en mains jusqu’à la rembarde du belvédère et un ! et deux ! et trois !
Hourra pour le pucelage d'Aènié !!!

Il tomba dans un bruit étonnant de succion, au beau milieu d’un banc de méduses que nous n’avions pas vues, des méduses agglutinées contre le quai. Des roses de Derim…

 

Cromar, éberlué : Non ! Quelle horreur !
Sergé : Tu l’as dit… Il est reparu à la surface, hurlant. On lui a jeté des cordes. Il s’est accroché, on l’a hissé sur le quai. Les autres balbutiaient des « pardons, désolé, mince, si on avait su… » Lui, il avait un terrible sourire amer : « c’est rien, les gars… vous vouliez déconner. » Et il a pleuré. C’est la première fois que j’ai vu un type pleurer comme ça. Un immense sac qui se vide à l’infini, et à mesure qu’il pleurait, son visage enflait, se couvrait de bouffissures, de ravines et de serpentins. Sur ses traits se figeait la terrible grimace des victimes des méduses. C’était stupéfiant. Comme si la douleur physique ne le touchait pas, ce n’était que l’écoulement du chagrin qu’il expectorait. Des années de disgrâce qui reparaissaient et le défiguraient pour le restant de ses jours… Voilà…
Plus personne ne l’a revu depuis ce jour là...

Cromar : Merde, quelle horreur ! Je peux faire une croix sur ma sieste après un tel récit !

Jeune femme : Eh Sergé, je te surprends encore à raconter cette histoire? A croire qu'elle te fait rire...

 

 

© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette