Transcrit par Louis Butin. |
A une table du bar - boissons et mystère - Cromar discute avec Andani, un jeune garçon est avec eux. Le jeune est passionné par ce que raconte Andani. |
Andani : Capitaine de brigade, dans la Candiça Sévère, oui. Que j’explique au jeune garçon : il y a deux types de police, en Arcaladendora. |
L’une, officielle, en uniforme – on l’appelle la Candiça Prospère. C’est elle que tu verras dans les rues, dans les campagnes, sur la mer et aux douanes. Drôle de fête, hein, où je suis apparu avec chacun de mes hommes en ombre chinoise sur un grand drap jaune au pied du palais d’Haakta. Mais si personne ne pouvait voir nos visages, mes gars et moi, nous savourions en silence cette gloire nationale. Le Roi Tirda Gove m’avait ouvert ses bras et m’avait dit : « Andani Mesca, vous êtes le divin tigre protecteur de ce pays. Personne dans le peuple qui ne tremble au nom de votre brigade. Vous pouvez vous considérer parmi mes plus proches vassaux. »
La suite n’est pas bien connue, mon histoire se confond alors avec celle du redoutable bandit qui se faisait appeler Monsieur Céréale. Quand j’ai dit à mes hommes qu’on se mettait en chasse, et que le gibier était un morceau de choix, ç’a été l’euphorie générale. Mes vingt petits gars, il fallait les voir affûter leurs lames, fourbir leurs pistolets ! Dans leurs yeux brûlait la traque. Car c’est pour la traque que nous avons travaillé, que nous avons préparé nos corps et notre esprit, contaminant jusqu’à notre âme. La traque, oui, et nous ne nous arrêterions pas aux frontières ; aucune montagne, aucune forêt ne nous empêcherait de la mener jusqu’au bout ! Monsieur Céréale et son groupe avaient été repérés dans les environs du port d’Haakta-Ser. On subodorait qu’ils avaient pris la mer pour se cacher dans une des îles de la Mer de Derim. Malheur, nous n’étions pas les premiers à avoir flairé sa trace. Un ocalte flottait sur l’anse tranquille, se balançant sur le clapotis, trois bandes de tissu claquant dans les haubans ; leur agencement de couleurs ne faisait aucun doute : une autre brigade était déjà là. |
Nous mouillâmes, mîmes les barques à la mer pour rejoindre l’autre brigade et échanger nos informations. |
Une surprise nous attendait : le camp de la 4ème Force Sévère, pourtant habilement dissimulé, avait été mis en pièces, et deux pauvres jeunots enterraient les morts. Le capitaine gisait sous une pierre ronde où l’une des recrues, avec le pommeau renforcé de son poignard, avait fait une entaille en guise d’hommage. Toute la brigade avait été décimée, sauf ces deux-là. |
Ce fut Irié, le plus méchamment blessé, qui vint directement à moi. Il se présenta et me dit incidemment le mot de passe du jour auquel je répondis ; nous savions que nous pouvions nous fier l’un à l’autre. Il était blond, et son visage plein de franchise amicale contrastait avec l’air farouche qu’ont parfois les membres de la Candiça Sévère. Son torse dénudé était couvert de bandages brunissant. Il m’expliqua comment sa troupe avait été attaquée par surprise, alors même qu’ils n’avaient pas allumé de feu. Il nous expliqua que Monsieur Céréale avait certainement recours à une technique de reconnaissance passive. Car un éclaireur type n’aurait su débusquer un campement de la Candiça Sévère sans tomber dans les griffes des veilleurs. L’option la plus probable étant d’avoir laissé des hommes tapis un peu partout sur l’îlot pour les repérer. Quand, de retour au pays, nous touchâmes terre, un détachement d’une Force Sévère me remit un pli spécial renfermant de nouveaux éléments d’enquête : Monsieur Céréale disposait de nombreux membres un peu partout dans le pays. Sa renommée lui avait permis de monter une véritable organisation secrète. J’avance un peu dans le temps : presque une année plus tard. Encore une année plus tard, tandis que nous poursuivions notre traque de Monsieur Céréale, nous reçûmes des nouvelles du procès de cette partie de la bande : les juges ne parvenaient pas à réunir suffisamment de preuves de leur culpabilité. On fut obligé de les condamner, par conviction prospère, à la mort. Ces chanceux échappèrent donc à la condamnation à mort trétrous. Mes gars étaient déçus ! Plus de deux ans à courir après ce type insaisissable, et les seuls suspects appréhendés mouraient quasiment en innocents ! Des bandits ! Morts en martyre ! Peuh ! Le jeune garçon : Mais ça n’est pas possible ! Vous ne l’avez jamais attrapé, Monsieur Céréale ? |
Andani : Attends petit… Je m’appelle Andani, hein ? On ne me fait pas tourner comique indéfiniment! |
Après quelques mois de collecte d’information, nous parvînmes à retrouver sa trace : il s’était réfugié dans le territoire libre du Davra, au nord de l’Arcaladendora. Comme tu le sais, petit, c’est un pays où la politique est, comment dire… peu organisée. Mais c’est surtout un pays qui tient farouchement à son indépendance. Nous quittâmes notre patrie, à la tombée de la nuit, franchissant la frontière comme le font de nombreux clandestins : tapis comme des chats sauvages dans les hautes herbes. Irié, plus en forme que nous, proposa de prendre la garde, le temps que nous nous remettions de cette nuit à ramper au travers de la frontière. Je le regardais avec l’envie de pouvoir retrouver cette jeunesse qui commençait à me faire défaut. Son front fier, son regard déterminé, son calme immense. Epuisé, avant de m’endormir, je songeai qu’il faudrait se méfier de cette fameuse méthode de reconnaissance passive de Monsieur Céréale. Andani, au jeune garçon, l’air profondément navré : Je fus réveillé par une grande clameur horrifiée. J’eus le temps de sentir un poignard entailler mon menton, glisser tout près de mon cou. Saisissant la main de mon assaillant, j’avais dévié son attaque. J’aperçus le visage d’Irié, effrayé, dans la mêlée. Je sentais mon sang couler le long de mon corps. Je lançai des larges coups d’épée dans le vide, je courus après un fantôme dans les herbes et je me perdis. Quelques heures plus tard, j’avais fait un pansement pour mon visage, appliqué de l’alcool et de l’herbe à chats sur la plaie. |
Traversant les longues herbes jaunes tête la première, filant tel un tigre blessé, aveuglé par la rage, je poursuivais des sons que seul moi pouvais entendre. Je parvins à l’orée d’un sous-bois… guidé par ces sons : un babil heureux… |
Enfin, je tombai nez à nez avec Irié et quelqu’un d’autre, comme son frère plus âgé, à ce qu’il me sembla. Ils se tenaient étroitement serrés, comme après une longue séparation. |
C’est dans cette position de fraternelles retrouvailles que je les ai tués. |
Je ne savais qui était mort, qui avait survécu parmi mes hommes. Mon expédition était un cruel échec, et je pensai qu’à ce monde viennent parfois des pauvres meurtriers sans but, sans espoir – des lâches assassins qui se font appeler Monsieur Céréale ou Andeni, qui mènent une vie cachés, entourés de pauvres êtres flous. On croit que nous sommes l’esprit et qu’ils sont le corps. Mais, vois-tu, petit, jamais je n’ai osé prendre un de mes hommes et le serrer dans mes bras comme un frère. Seuls les bandits se permettent cette affection, ce baume de l’âme quand vient le temps des regrets. |
Andani pleure : Je ne suis plus capitaine, mais clandestin, ça… oui. |
Cromar se lève, leur tourne le dos. Il se met à sa fenêtre avec une pipe pour contempler la nuit de Telu : Belle nuit de Telu… Les hommes dorment du sommeil des justes. |
Cromar : Il se fait tard, petit, ta petite Almabie va me gronder si tu ne rentres pas. |
© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette