Transcrit par Louis Butin.

 

 

A une table du bar - boissons et mystère - Cromar discute avec Andani, un jeune garçon est avec eux. Le jeune est passionné par ce que raconte Andani.

Andani : Capitaine de brigade, dans la Candiça Sévère, oui. Que j’explique au jeune garçon : il y a deux types de police, en Arcaladendora.

 

L’une, officielle, en uniforme – on l’appelle la Candiça Prospère. C’est elle que tu verras dans les rues, dans les campagnes, sur la mer et aux douanes.
L’autre, clandestine, mais néanmoins appointée par le Roi, s’appelle la Candiça Sévère. Divisée en brigades. Les brigades de la Candiça Sévère sont des groupes de personnes armées, chargées de la chasse aux bandits les plus retords. Pas d’uniforme, un mot de passe différent chaque jour, et un entraînement quotidien. Aucun groupe de bandits ne dispose d’une organisation aussi rodée, de dispositifs de combat aussi élaborés. Chaque capitaine de brigade est un haut stratège formé à tous les terrains. Ainsi, je suis un excellent capitaine de navire, un chef de camp hors pair et un sacré bon organisateur de raids.
En dix ans de capitanat, j’ai procédé à foule d’arraisonnements de navires hostiles, à des arrestations sans nombre de bandits extrêmement dangereux. Ma brigade était considérée comme la meilleure de tout l’Arcaladendora. Le Roi Tirda Gove avait même organisé une journée de fête nationale au terme de mes dix ans de capitanat. Honneur et gloire à la brigade 3ème Force Sévère !

Drôle de fête, hein, où je suis apparu avec chacun de mes hommes en ombre chinoise sur un grand drap jaune au pied du palais d’Haakta. Mais si personne ne pouvait voir nos visages, mes gars et moi, nous savourions en silence cette gloire nationale. Le Roi Tirda Gove m’avait ouvert ses bras et m’avait dit : « Andani Mesca, vous êtes le divin tigre protecteur de ce pays. Personne dans le peuple qui ne tremble au nom de votre brigade. Vous pouvez vous considérer parmi mes plus proches vassaux. »

 

La suite n’est pas bien connue, mon histoire se confond alors avec celle du redoutable bandit qui se faisait appeler Monsieur Céréale.
D’habitude les chefs de bandits se font appeler Père ceci, Père cela… mais celui là, on sentait, rien que par sa façon de se faire appeler par ses subordonnés, qu’il était d’un autre métal, moins brutal et plus vicieux, je dirais… Il était véritablement dangereux. Trois villages avaient déjà fait les frais de ses pillages. Sa bande paraissait insaisissable. Elle avait le don de se disperser comme par magie après un raid, et de se reconstituer tout aussi miraculeusement pour recommencer ses exactions. Notre commandement était furieux, et puisque toutes les brigades de la Candiça Prospère n’avaient pu mettre la main sur le moindre complice, on chargea alors quelques Forces Sévères de le grapper sournoisement.

Quand j’ai dit à mes hommes qu’on se mettait en chasse, et que le gibier était un morceau de choix, ç’a été l’euphorie générale. Mes vingt petits gars, il fallait les voir affûter leurs lames, fourbir leurs pistolets ! Dans leurs yeux brûlait la traque. Car c’est pour la traque que nous avons travaillé, que nous avons préparé nos corps et notre esprit, contaminant jusqu’à notre âme. La traque, oui, et nous ne nous arrêterions pas aux frontières ; aucune montagne, aucune forêt ne nous empêcherait de la mener jusqu’au bout !

Monsieur Céréale et son groupe avaient été repérés dans les environs du port d’Haakta-Ser. On subodorait qu’ils avaient pris la mer pour se cacher dans une des îles de la Mer de Derim.
On affréta un navire, ce qui ne prend à une brigade de la Candiça Sévère qu’une journée, et on mit le cap sur les îles. Déjouant, semant les douaniers du Redor, on parvint à l’île Tertia où l’intelligence que nous avions rassemblé nous laissait presque sûrs de le trouver.

Malheur, nous n’étions pas les premiers à avoir flairé sa trace. Un ocalte flottait sur l’anse tranquille, se balançant sur le clapotis, trois bandes de tissu claquant dans les haubans ; leur agencement de couleurs ne faisait aucun doute : une autre brigade était déjà là.

Nous mouillâmes, mîmes les barques à la mer pour rejoindre l’autre brigade et échanger nos informations.

 

Une surprise nous attendait : le camp de la 4ème Force Sévère, pourtant habilement dissimulé, avait été mis en pièces, et deux pauvres jeunots enterraient les morts. Le capitaine gisait sous une pierre ronde où l’une des recrues, avec le pommeau renforcé de son poignard, avait fait une entaille en guise d’hommage. Toute la brigade avait été décimée, sauf ces deux-là.

 

Ce fut Irié, le plus méchamment blessé, qui vint directement à moi. Il se présenta et me dit incidemment le mot de passe du jour auquel je répondis ; nous savions que nous pouvions nous fier l’un à l’autre. Il était blond, et son visage plein de franchise amicale contrastait avec l’air farouche qu’ont parfois les membres de la Candiça Sévère. Son torse dénudé était couvert de bandages brunissant. Il m’expliqua comment sa troupe avait été attaquée par surprise, alors même qu’ils n’avaient pas allumé de feu. Il nous expliqua que Monsieur Céréale avait certainement recours à une technique de reconnaissance passive. Car un éclaireur type n’aurait su débusquer un campement de la Candiça Sévère sans tomber dans les griffes des veilleurs. L’option la plus probable étant d’avoir laissé des hommes tapis un peu partout sur l’îlot pour les repérer.
Je dois avouer que cela refroidit notre ardeur. L’autre recrue, Polt, je ne vais pas en parler plus en détail, me parut trop atteinte, comment dire… trop affaiblie par cet échec. Je donnai l’ordre du repli. On embarqua sur nos deux navires afin de rapporter tout le matériel à Haakta-ser. Là, je laissai à des gardes royaux le soin de la reconversion de Polt. Nous repartîmes aussitôt croiser au large de l’île Tertia, pour surveiller les mouvements de Monsieur Céréale. Au nombre anormal de petites voiles qui passèrent au large de notre position, nous comprîmes que Monsieur Céréale s’était déjà remis en route pour l’Arca…

Quand, de retour au pays, nous touchâmes terre, un détachement d’une Force Sévère me remit un pli spécial renfermant de nouveaux éléments d’enquête : Monsieur Céréale disposait de nombreux membres un peu partout dans le pays. Sa renommée lui avait permis de monter une véritable organisation secrète.

J’avance un peu dans le temps : presque une année plus tard.
J’avais fait d’Irié mon chef éclaireur. C’était un jeune garçon hors pair – si intelligent, si fort. On lui avait proposé de reconstituer la 4ème Force Sévère et d’en devenir le capitaine. Je l’avais retenu, opposant mon veto au commandement, et même s’il semblait désappointé, il me montrait un respect sans faille.
Monsieur Céréale avait pillé de nombreuses gokos, des grandes fermes près de Saran… Ce démon, ce serviteur de Kalamagalmam se cachait donc dans la région. Nous pouvions le faire acculer à la grande forêt de Camut par les brigades de la Candiça Prospère, et le prendre par surprise.
Tout fonctionna parfaitement : la troupe des bandits fut poursuivie et entraînée dans notre piège. Irié interpréta idéalement leur route et nous les prîmes de court. Je me souviens de l’odeur du foin porté par le vent d’est, les nuages de poussière des moissons repoussés sur les falaises de Saran et la forêt de Camut. Les Forces Prospères infestaient les grottes de Saran, la région grouillait d’hommes en armes. Et dans l’atmosphère emplie de particules en suspension, nous étions en embuscade.
Malheureusement, nous ne prîmes qu’une partie de la bande de Monsieur Céréale. C’étaient des gens d’apparence modeste, mais bien vêtus, rechignant à se battre.

Encore une année plus tard, tandis que nous poursuivions notre traque de Monsieur Céréale, nous reçûmes des nouvelles du procès de cette partie de la bande : les juges ne parvenaient pas à réunir suffisamment de preuves de leur culpabilité. On fut obligé de les condamner,  par conviction prospère, à la mort. Ces chanceux échappèrent donc à la condamnation à mort trétrous. Mes gars étaient déçus ! Plus de deux ans à courir après ce type insaisissable, et les seuls suspects appréhendés mouraient quasiment en innocents ! Des bandits ! Morts en martyre ! Peuh !

Le jeune garçon : Mais ça n’est pas possible ! Vous ne l’avez jamais attrapé, Monsieur Céréale ?

Andani : Attends petit… Je m’appelle Andani, hein ? On ne me fait pas tourner comique indéfiniment!

 

Après quelques mois de collecte d’information, nous parvînmes à retrouver sa trace : il s’était réfugié dans le territoire libre du Davra, au nord de l’Arcaladendora. Comme tu le sais, petit, c’est un pays où la politique est, comment dire… peu organisée. Mais c’est surtout un pays qui tient farouchement à son indépendance.
Il nous fallait infiltrer ce territoire, et agir dans la plus totale clandestinité.

Nous quittâmes notre patrie, à la tombée de la nuit, franchissant la frontière comme le font de nombreux clandestins : tapis comme des chats sauvages dans les hautes herbes.
J’avais pris la décision sans en référer au commandement. Pour nous, cette traque n’était plus tenable. Nous étions hors de patience. Et je sentais bien que je vieillissais : moins de patience donc, plus irascible… Je refusais de rester sur un échec, face à ce ridicule pseudonyme, Monsieur Céréale !
Je les regardais bien tous, mes fiers soldats. Pour certains, cela faisait quinze ans qu’on travaillait ensemble, qu’on vivait ensemble. Je partageais leur gamelle. Ils m’obéissaient plus aveuglément qu’à un père. Je voyais bien quelle confiance ils plaçaient en moi. On avait le même âge, hormis Irié et deux autres recrues. J’étais le père et le frère de ces hommes.
On franchissait la frontière plus discrètement qu’un groupe de fourmis, silencieux.
Je n’avais pas de préféré parmi mes hommes ; tous, ils étaient tous mes subordonnés et mes égaux. Je récite souvent leurs vingt-trois noms comme une prière. Oh, quelle aventure, ces quinze ans en leur compagnie !
Au matin, nous étions loin de la frontière et des douaniers, le temps fraîchissait un peu à l’approche du mois le plus froid. La rosée luisant sur les herbes hautes tout autour de nous imprégnait nos vêtements. Je voyais les beaux visages de mes camarades, constatai tristement les marques du temps. L’un n’avait plus de cheveux, l’autre, trop de cicatrices, un autre encore avait du gris dans les cheveux, et puis l’un avait des rides profondes sur le front. Je devais présenter toutes ces marques. Trop longtemps que je ne m’étais pas regardé dans un miroir.

Irié, plus en forme que nous, proposa de prendre la garde, le temps que nous nous remettions de cette nuit à ramper au travers de la frontière. Je le regardais avec l’envie de pouvoir retrouver cette jeunesse qui commençait à me faire défaut. Son front fier, son regard déterminé, son calme immense. Epuisé, avant de m’endormir, je songeai qu’il faudrait se méfier de cette fameuse méthode de reconnaissance passive de Monsieur Céréale.

Andani, au jeune garçon, l’air profondément navré : Je fus réveillé par une grande clameur horrifiée. J’eus le temps de sentir un poignard entailler mon menton, glisser tout près de mon cou. Saisissant la main de mon assaillant, j’avais dévié son attaque. J’aperçus le visage d’Irié, effrayé, dans la mêlée. Je sentais mon sang couler le long de mon corps. Je lançai des larges coups d’épée dans le vide, je courus après un fantôme dans les herbes et je me perdis.

Quelques heures plus tard, j’avais fait un pansement pour mon visage, appliqué de l’alcool et de l’herbe à chats sur la plaie.
Je me mis en quête de vengeance.

Traversant les longues herbes jaunes tête la première, filant tel un tigre blessé, aveuglé par la rage, je poursuivais des sons que seul moi pouvais entendre. Je parvins à l’orée d’un sous-bois… guidé par ces sons : un babil heureux…

Enfin, je tombai nez à nez avec Irié et quelqu’un d’autre, comme son frère plus âgé, à ce qu’il me sembla. Ils se tenaient étroitement serrés, comme après une longue séparation.

C’est dans cette position de fraternelles retrouvailles que je les ai tués.

 

Je ne savais qui était mort, qui avait survécu parmi mes hommes. Mon expédition était un cruel échec, et je pensai qu’à ce monde viennent parfois des pauvres meurtriers sans but, sans espoir – des lâches assassins qui se font appeler Monsieur Céréale ou Andeni, qui mènent une vie cachés, entourés de pauvres êtres flous.

On croit que nous sommes l’esprit et qu’ils sont le corps. Mais, vois-tu, petit, jamais je n’ai osé prendre un de mes hommes et le serrer dans mes bras comme un frère. Seuls les bandits se permettent cette affection, ce baume de l’âme quand vient le temps des regrets.

Andani pleure : Je ne suis plus capitaine, mais clandestin, ça… oui.

 

Cromar se lève, leur tourne le dos. Il se met à sa fenêtre avec une pipe pour contempler la nuit de Telu : Belle nuit de Telu… Les hommes dorment du sommeil des justes.

Cromar : Il se fait tard, petit, ta petite Almabie va me gronder si tu ne rentres pas.

 

 

© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette