Transcrit par Louis Butin.

 

 

Le soir tombe. Un de ces soirs où Cromar aimerait ne pas avoir de client. Il arrose l'espace de sa terrasse pour déblayer les détritus et décourager les importuns.

 

Un homme le prend par le bras : Cromar, j’ai besoin d’aide. Il faudrait que tu me caches deux ou trois jours, le temps que j’obtienne des faux passeports pour l’Arca…
Cromar : Bin pas de problème, mon p’tit Harol.


Cromar range dans sa buanderie, où il entrepose son vin.
Harol s’est glissé près de lui  : Le plus grand danger, tu vois, dans le banditisme, c’est l’imprévu ! On est jeune : on veut pas travailler, on s’estime justement ou injustement floué par la société, et on s’dit qu’il ne reste qu’à voler. On avait une chanson :

Compère se casse le dos,
Compère, compèhèreu…
Compère fait l’sale boulot ;

J’récupère le magot !

Messire a les poches pleines !
Messire, messihireu…
Messire se donne pas d’peine,
J’lui vole tout sans qu’ça m’gène !

Le refrain faisait :

Nuit et jour, les gendarmes,
Nous traquent, nous trahaqueuh…
On les passe par les armes,
Crac ! Crac ! RRam ! Crac !

 

J’disais : le plus grand danger, dans le banditisme, c’est l’imprévu. L’imprévu et l’amateurisme. Pour tout te dire, j’ai quitté Telu à l’âge de dix-sept ans. Tu m’aimais bien, en ce temps là. J’avais même travaillé un peu pour toi, dans ton rade.
Ma mère m’avait envoyé aux champs, du côté de Tar, pour les récoltes. Là, j’ai rencontré quelques jeunes, comme moi, qui voulaient pas être des esclaves de la terre. On a commencé à se branler la tête qu’on était pas bien récompensés de tous nos efforts. Tu parles si on faisait des efforts, quand j’y pense : on prenait le soleil, on faisait semblant de travailler quand les habitués trimaient à notre place. Seulement incommodés par la chaleur, on suait comme des p’tits chatons en été. Les muscles engourdis, on se rêvait bandits de grand chemin, amassant des trésors. On vivrait des aventures terribles, et après on n’aurait plus rien à faire que compter nos pièces. La vie de patachon, une fois la mort bravée.
Toutes les histoires nous enjoignent à respecter notre rêve ; misérables, les contempteurs de l’imagination ! Les plus grands écrivains que vous me citiez quand je bossais pour vous ont toujours vanté les courageux qui prennent des résolutions et s’y tiennent. Des maximes m’accompagnaient, dans ma besace, notées sur un morceau de papier plié :
Nul ne devrait avoir peur de mourir.
Si tu veux surmonter la crainte, traite la mort avec mépris.
La peur de la mort est l’apanage des idiots.
Qu’est-ce que le courage sinon la contemplation sereine de la mort ?

Moi, j’y croyais.
Les paysans nous logeaient dans des greniers, au dessus de leurs bêtes. J’étais avec Pastoriou, un copain qui ne se séparait jamais de son couteau. Il passait son temps à jongler avec. C’était un soir clair et chaud. On était torse nu dans la paille. On mâchonnait des morceaux de racine de tavile, bien sucrés et acides. Le jus noir nous coulait sur le ventre…

Pastoriou lançait son grand couteau en l’air et le rattrapait par la lame, entre deux doigts. Ça faisait dix minutes de son jeu qu’il a fait soudain « aïe sa mère » ! Le schlass avait entaillé la peau d’un doigt. Il est retombé sur le plancher. On l’a vu glisser entre deux planches, choir dans l’interstice… et on a entendu un mugissement de surprise, en dessous, dans l’étable.

Pastoriou : Oh non, c’est pas vrai on est morts ! Ça vaut une fortune ces bêtes-là ! Faut se tirer, on est cramés de la vie maintenant!

 

Une bête était morte, un bébé merlou… On a fini la nuit dans un sous-bois. Le lendemain on s’est dirigé vers certaines sentes dont on connaissait la douteuse populace. Parias dans le monde, endettés à perte d’espoir, nous devions rejoindre le banditisme.
Après une longue journée de marche, près d’un point d’eau, on a rencontré le groupe de Dambre, une trentaine de jeunes bandits au service d’un homme sévère, Erbaste Dambre. Ils nous ont toisé méchamment.
Quand on a dit qu’on voulait les rejoindre, ils nous sont tombés dessus à coups de poings et de bottes. Ils nous ont massacrés amicalement. Quand on fut bien couverts de bleus et que nos lèvres et nos sourcils finirent par se fendre en giclant, la bastonnade se calma. Alors père Dambre nous appliqua du sang-de-dragon pour nous aider à cicatriser.

Ils nous laissèrent les suivre une semaine, à travers les monts et les bois, sans jamais nous parler autrement qu’on s’adresserait à des bêtes. Je répétais à Pastoriou qu’il fallait leur montrer notre courage. Ils ne nous laissaient quasiment rien à manger. On en venait à s’injurier pour une lichette de gras de lard couverte de terre. Quand la dispute montait entre Pastoriou et moi, la bande de Dambre nous encourageait à nous battre. Mais on ne leur donna pas ce plaisir. A la fin de la semaine de privations, le groupe faisait une halte dans une étable en ruines, père Dambre s’approcha de nous et nous releva en nous tirant par les cheveux.

Père Dambre : Vous croyez vraiment qu’on peut s’offrir le luxe de deux bouches supplémentaires ?

 

Il les rejette violemment.


Harol, à terre, serrant les dents : Quand la faim me tiraillerait encore, je n’ai pas peur de la mort.
Père Dambre, haussant le sourcil : Intéressant.

Et ainsi on a rejoint le groupe de Dambre. On a passé plusieurs saisons de rapines. Disons qu’on trouvait de quoi manger et compléter notre armement. Au bout de trois ans, on s’est trouvés une quarantaine. Le père Dambre nous traitait durement, mais il était juste. Il arrivait que ses mornifles fassent sauter les dents des compagnons, mais il expliquait toujours son geste : « on évite de marcher dans les flaques quand on le peut », « on ne se touche pas le choulou entre garçons », « on fait ce que je dis sans moufter »… Avec lui, au moins, la discipline tenait les rênes. Père Dambre était rassurant.

Et on a eu notre gros coup : un de nos « éperviers » avait repéré un convoi du Gouverneur du Bas-Rédor. De toute évidence un convoi de trésor. Tout le monde se pourléchait de joie. D’autant que nos renseignements faisaient état d’une petite escorte. Ils s’étaient arrêtés dans une combe, près d’un ruisseau. Nous leur sommes tombés dessus sans pitié. On allait tuer le dernier soldat…

Le soldat, à genoux : Pitié pour Pinouchet !

Père Dambre : Hahaha ! J’n’ai jamais entendu d’nom aussi ridicule!

 

Père Dambre abat son épée : Tu mérites bin d’mourir !

Dans les bourses des soldats, quelques Daniels-argent faisaient poids ; dans le char du gouverneur, reposait seule une caisse bleu et or joliment ouvragée de deux coudées de long. En l’observant de près, père Dambre fit remarquer qu’elle était percée de trous. Quand il approcha sa main, il nous sembla qu’un mécanisme se déclenchait : la boîte oscilla sous le coup d’une impulsion. On recula instinctivement. Père Dambre pâlit. Et si c’était un piège ? Les quelques molosses qu’on avait avec nous aboyaient comme des damnés. Ils avaient flairé quelque chose.
Si l’on ne prenait pas certaines précautions, on risquerait de déclencher quelque jet de gaz empoisonné… Je fus réquisitionné pour ouvrir la boîte loin du groupe. « Puisque tu ne crains pas la mort ! » me dit père Dambre, en lâchant un rire violent et mauvais. Ils s’éloignèrent à vingt pas. Je fus seul en présence de la boîte. Une odeur entêtante montait de la boîte. Je l’ouvris par un côté. Quelque chose bougeait au fond de la boîte en émettant une drôle de plainte. Sans réfléchir, je plongeais ma main. Aïe ! Je fus mordu par une bête aux crocs acérés. Et soudain, je fus assourdi par un grondement déchirant. Je vis la boîte gicler loin de moi sous le coup de feu de quelque trouillard de la bande. Et un petit chien geignard jaillit de la boîte tombée à terre, un petit chien de l’espèce la plus rare et la plus ridicule qui soit.

Ses proportions laissaient perplexe sur le dessein des dieux dans leur tentative créatrice. Il avait le poil frisé long, blanc et lustré, ce qui le faisait sembler quelque perruque de coquet égarée sur l’herbe. Parlons-en de ses poils, quelqu’un avait essayé de lui donner une coiffure amusante : deux chignons de poils bouffaient derrière chaque oreille, comme deux énormes bubons immaculés, et une touffe grimpait au sommet de sa tête comme un jet d’eau moutonnant. La pauvre bête avait des yeux exorbités et sa plate gueule ne semblait pas pouvoir contenir sa langue. Tout ça lui donnait un air halluciné et triplement bête. Le machin jappait avec hargne. Devant une telle erreur de la nature, j’avais tiré mon épée. Les molosses ont bondi pour en faire de la charpie. J’ai eu le réflexe de sauver la bête, aussi ingrate fut-elle, lâchant mon épée pour le prendre dans mes bras. Mais cette saloperie tentait de me bouffer le nez, découvrant des dents acérées et empestant l’air de son souffle pourri.

C’est le père Dambre qui a calmé tout le monde. Il nous a dit que c’était vraisemblablement un cadeau du gouverneur de Telu pour Daniel. Conséquemment, il fallait bien le traiter : la bête valait au moins son poids en or. Ça nous a rassurés. Mais la surprise nous avait drôlement secoués. On est retournés dans les bois. La petite cage du chien avait été démolie par le coup de fusil d’un de nos gars. On n’avait rien pour le transport. Au début, on l’avait attaché et on le forçait à nous suivre, en maintenant une distance de sécurité avec nos autres chiens. A ce train là, il a vite perdu sa blancheur, traînant dans la boue, s’accrochant dans le poil des feuilles mortes et des fruits du gaillet, qu’on avait un mal fou à lui enlever, et alors il couinait comme un gros poussin quand on tirait sur ses poils… Celui qui se trouvait de corvée du chien, il tirait la tête. Un soir, autour du feu, mon pote Pastoriou s’est levé et il a dit à la cantonade : « Les gars, j’ai compris. Quand le soldat nous a demandé pitié pour Pinouchet, c’était pas de lui qu’il parlait… C’était du chien. C’est comme ça qu’il s’appelle. » On l’a regardé de travers. Il avait raison, mais ce n’était pas parce que le chien avait maintenant un nom qu’on le trouvait plus agréable… Pinouchet, merde, il faut être tordu pour appeler un chien comme ça.
On se l’est traîné une semaine sans savoir comment on négocierait sa rançon. On ne parlait plus que de Pinouchet. Quand on avait faim, on s’imaginait le Pinouchet grillé sous la braise, mais ça ne nous réjouissait que modérément. Quand on se rendait compte qu’on n’avançait pas si vite que souhaité, c’était encore la faute de Pinouchet. Le chien, lui, perdait tragiquement de son raffinement. Il avait des touffes de poil en moins, soit qu’on les ait arrachées avec les graterons, soit qu’un des molosses soit allé lui mettre un petit coup de dent. Si on avait eu un nechte, on n’aurait pas donné trois jours de survie à Pinouchet… Bref, on a bien vu que le poids en or de la bête avait considérablement diminué.

Un vieux montagnard nous conseilla de placarder une annonce dans une grande ville pour la rançon, c’était ainsi que faisaient les vieux bandits, du temps des prises d’otage. On commissionna un jeune épervier et un vieux loup ; ils nous quittèrent plein d’espoir. A la clé peut-être deux mille Daniels-or !
Quatre jours plus tard, ils revinrent de leur périple. Le ministre de l’intérieur enverrait deux hommes le surlendemain pour reprendre le chien. Ils apporteraient deux mille Daniels-or. Le billet du ministre comportait la mention « Si Pinouchet, le chien préféré de Daniel venait à mourir, soyez assurés que vos trois clefs vitales vous seront reprises où que vous vous échappiez. »

On a commencé à avoir une trouille infernale que le chien meure.

 

L’échange ne poserait pas problème dans la mesure où nous connaissions parfaitement la géographie du lieu de rendez-vous. Mais le petit chien avait une petite toux de faiblesse. On s’est dit que la fraîcheur de l’hiver n’aidait pas notre projet… Pinouchet était plus ridicule que jamais. Une de ses oreilles avait été chiquée par Baco et elle pendait en deux morceaux. Son petit jet d’eau sur la tête tombait de travers, tout terreux. Ses yeux étaient devenus rouges à cause du manque de soins. Et sa toison présentait tous les aspects de la décrépitude… Père Dambre désespérait d’arriver à s’occuper correctement du chien. Il nous demanda de le préparer pour l’échange.
On le lava dans le ruisseau. Les gars qui le lavaient juraient, se faisant griffer les avant-bras et mordre les mains. Le découvrant mouillé, je me rendis compte alors de l’incroyable maigreur du petit clébard… D’ordinaire, ses poils bouffants donnaient l’illusion d’une corpulence grassouillette, mais ce n’était qu’illusion ! Le Pinouchet devait être aux affres de la famine ! Pinouchet me regardait de son air de pathétique cinglé, avec sa langue grise pendante et ses yeux rouges. On me le refila pour que je le peigne. Ce furent deux heures pénibles, ponctuées de jappements de colère et de morsures infectieuses de la vilaine bête.
Le soir, je fis part au père Dambre de mon inquiétude quant à la maigreur du chien. Il déclara que c’était le régime du chien qu’il fallait améliorer, que ce soir, Pinouchet méritait nos égards parce qu’il allait se transformer en manne d’or dès le lendemain ! Nous mangeâmes de bon cœur et donnâmes nos os aux molosses. Père Dambre se leva et se dirigea vers Pinouchet enchaîné à un arbre. Il se pencha pour lui donner un os à ronger. L’image était belle, avec la lumière du feu qui projetait l’ombre de père Dambre et du chien contre le tronc énorme du chêne centenaire. Père Dambre tapota la tête de Pinouchet qui se laissa faire sans grogner, tout à l’affaire de son os. On s’approcha, en cercle, pour admirer la bête dont le ridicule faisait tourner la tête du Gouverneur Suprême au point qu’il en offrait deux mille Daniels-or.
Le chien mâchonnait l’os, provoquant de petits craquements dans le doux silence de la forêt. Ses yeux semblaient s’exorbiter davantage à chaque resserrement de mâchoire. Et soudain, il eut un hoquet couinant. Il broncha comme une balle de jokari. Il fit deux bonds cocasses et émit un genre de toux grasse. Il s’agitait de manière désordonnée et faisait le bruit d’une vieille qui se racle la gorge. On était tétanisés !

On l’a regardé se débattre, personne n’osait essayer de le faire boire. On avait peur d’empirer les choses en le touchant. C’est que c’était une toute petite chose qu’on avait tenté d’éviter d’écraser pendant deux semaines… Ça nous paraissait fragile comme une poupée de balsa. J’ai vu Pastoriou se mettre à pleurer. Pinouchet était en train de crever, et on n’y pouvait rien. Bientôt, on serait les plus graves criminels du Redor… Mon copain Pastoriou l’a pris entre ses mains et il a tenté de lui cracher dans la gueule, pour que le bout d’os coincé coule plus facilement. Il lui lâcha un épais glaviot dans la trachée. Le chien suffoqua davantage. Pastoriou, alors a tenté de presser les côtes du chien, pour le faire expectorer. On a entendu un craquement répugnant. Un type à côté de moi s’est mis à rire comme un perdu, il chanta, entre deux hoquets :

Nuit et jour, les gendarmes,
Nous traquent, nous trahaqueuh…
On passera par les armes,
Crac ! Crac ! RRam ! Crac le Pinouchet !

 

On a ri et on a pleuré. On a bien compris que c’en était fini de notre équipe. La nuit même, chacun prit son barda et quitta les lieux. Père Dambre n’était plus que l’ombre de lui-même. Il savait quelles ressources Daniel mettrait pour le retrouver. On laissa les molosses dévorer Pinouchet et on se quitta sans cérémonie, comme des évadés.

Cromar et Harol, dans la petite chambre, il fait encore jour : Mon pauvre garçon, dès que vous vous en êtes pris à un convoi gouvernemental, vous étiez foutus.

Cromar, finissant de faire le lit : J’ai entendu pour l’exécution de père Dambre, mais j’en ignorais le motif. Si tu veux mon avis, malgré son âge avancé, il devait être terriblement novice. Enfin, mon petit, je te souhaite bien de la chance pour entamer une nouvelle vie en Arca…

 

 

© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette