Transcrit par Louis Butin. |
Le soir tombe. Un de ces soirs où Cromar aimerait ne pas avoir de client. Il arrose l'espace de sa terrasse pour déblayer les détritus et décourager les importuns. |
Un homme le prend par le bras : Cromar, j’ai besoin d’aide. Il faudrait que tu me caches deux ou trois jours, le temps que j’obtienne des faux passeports pour l’Arca…
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Compère se casse le dos, J’récupère le magot ! Messire a les poches pleines ! Le refrain faisait : Nuit et jour, les gendarmes, |
J’disais : le plus grand danger, dans le banditisme, c’est l’imprévu. L’imprévu et l’amateurisme. Pour tout te dire, j’ai quitté Telu à l’âge de dix-sept ans. Tu m’aimais bien, en ce temps là. J’avais même travaillé un peu pour toi, dans ton rade. Moi, j’y croyais. Pastoriou lançait son grand couteau en l’air et le rattrapait par la lame, entre deux doigts. Ça faisait dix minutes de son jeu qu’il a fait soudain « aïe sa mère » ! Le schlass avait entaillé la peau d’un doigt. Il est retombé sur le plancher. On l’a vu glisser entre deux planches, choir dans l’interstice… et on a entendu un mugissement de surprise, en dessous, dans l’étable. |
Pastoriou : Oh non, c’est pas vrai on est morts ! Ça vaut une fortune ces bêtes-là ! Faut se tirer, on est cramés de la vie maintenant! |
Une bête était morte, un bébé merlou… On a fini la nuit dans un sous-bois. Le lendemain on s’est dirigé vers certaines sentes dont on connaissait la douteuse populace. Parias dans le monde, endettés à perte d’espoir, nous devions rejoindre le banditisme. Ils nous laissèrent les suivre une semaine, à travers les monts et les bois, sans jamais nous parler autrement qu’on s’adresserait à des bêtes. Je répétais à Pastoriou qu’il fallait leur montrer notre courage. Ils ne nous laissaient quasiment rien à manger. On en venait à s’injurier pour une lichette de gras de lard couverte de terre. Quand la dispute montait entre Pastoriou et moi, la bande de Dambre nous encourageait à nous battre. Mais on ne leur donna pas ce plaisir. A la fin de la semaine de privations, le groupe faisait une halte dans une étable en ruines, père Dambre s’approcha de nous et nous releva en nous tirant par les cheveux. |
Père Dambre : Vous croyez vraiment qu’on peut s’offrir le luxe de deux bouches supplémentaires ? |
Il les rejette violemment.
Et ainsi on a rejoint le groupe de Dambre. On a passé plusieurs saisons de rapines. Disons qu’on trouvait de quoi manger et compléter notre armement. Au bout de trois ans, on s’est trouvés une quarantaine. Le père Dambre nous traitait durement, mais il était juste. Il arrivait que ses mornifles fassent sauter les dents des compagnons, mais il expliquait toujours son geste : « on évite de marcher dans les flaques quand on le peut », « on ne se touche pas le choulou entre garçons », « on fait ce que je dis sans moufter »… Avec lui, au moins, la discipline tenait les rênes. Père Dambre était rassurant. Et on a eu notre gros coup : un de nos « éperviers » avait repéré un convoi du Gouverneur du Bas-Rédor. De toute évidence un convoi de trésor. Tout le monde se pourléchait de joie. D’autant que nos renseignements faisaient état d’une petite escorte. Ils s’étaient arrêtés dans une combe, près d’un ruisseau. Nous leur sommes tombés dessus sans pitié. On allait tuer le dernier soldat… |
Le soldat, à genoux : Pitié pour Pinouchet ! Père Dambre : Hahaha ! J’n’ai jamais entendu d’nom aussi ridicule! |
Père Dambre abat son épée : Tu mérites bin d’mourir ! Dans les bourses des soldats, quelques Daniels-argent faisaient poids ; dans le char du gouverneur, reposait seule une caisse bleu et or joliment ouvragée de deux coudées de long. En l’observant de près, père Dambre fit remarquer qu’elle était percée de trous. Quand il approcha sa main, il nous sembla qu’un mécanisme se déclenchait : la boîte oscilla sous le coup d’une impulsion. On recula instinctivement. Père Dambre pâlit. Et si c’était un piège ? Les quelques molosses qu’on avait avec nous aboyaient comme des damnés. Ils avaient flairé quelque chose. Ses proportions laissaient perplexe sur le dessein des dieux dans leur tentative créatrice. Il avait le poil frisé long, blanc et lustré, ce qui le faisait sembler quelque perruque de coquet égarée sur l’herbe. Parlons-en de ses poils, quelqu’un avait essayé de lui donner une coiffure amusante : deux chignons de poils bouffaient derrière chaque oreille, comme deux énormes bubons immaculés, et une touffe grimpait au sommet de sa tête comme un jet d’eau moutonnant. La pauvre bête avait des yeux exorbités et sa plate gueule ne semblait pas pouvoir contenir sa langue. Tout ça lui donnait un air halluciné et triplement bête. Le machin jappait avec hargne. Devant une telle erreur de la nature, j’avais tiré mon épée. Les molosses ont bondi pour en faire de la charpie. J’ai eu le réflexe de sauver la bête, aussi ingrate fut-elle, lâchant mon épée pour le prendre dans mes bras. Mais cette saloperie tentait de me bouffer le nez, découvrant des dents acérées et empestant l’air de son souffle pourri. C’est le père Dambre qui a calmé tout le monde. Il nous a dit que c’était vraisemblablement un cadeau du gouverneur de Telu pour Daniel. Conséquemment, il fallait bien le traiter : la bête valait au moins son poids en or. Ça nous a rassurés. Mais la surprise nous avait drôlement secoués. On est retournés dans les bois. La petite cage du chien avait été démolie par le coup de fusil d’un de nos gars. On n’avait rien pour le transport. Au début, on l’avait attaché et on le forçait à nous suivre, en maintenant une distance de sécurité avec nos autres chiens. A ce train là, il a vite perdu sa blancheur, traînant dans la boue, s’accrochant dans le poil des feuilles mortes et des fruits du gaillet, qu’on avait un mal fou à lui enlever, et alors il couinait comme un gros poussin quand on tirait sur ses poils… Celui qui se trouvait de corvée du chien, il tirait la tête. Un soir, autour du feu, mon pote Pastoriou s’est levé et il a dit à la cantonade : « Les gars, j’ai compris. Quand le soldat nous a demandé pitié pour Pinouchet, c’était pas de lui qu’il parlait… C’était du chien. C’est comme ça qu’il s’appelle. » On l’a regardé de travers. Il avait raison, mais ce n’était pas parce que le chien avait maintenant un nom qu’on le trouvait plus agréable… Pinouchet, merde, il faut être tordu pour appeler un chien comme ça. Un vieux montagnard nous conseilla de placarder une annonce dans une grande ville pour la rançon, c’était ainsi que faisaient les vieux bandits, du temps des prises d’otage. On commissionna un jeune épervier et un vieux loup ; ils nous quittèrent plein d’espoir. A la clé peut-être deux mille Daniels-or ! |
On a commencé à avoir une trouille infernale que le chien meure. |
L’échange ne poserait pas problème dans la mesure où nous connaissions parfaitement la géographie du lieu de rendez-vous. Mais le petit chien avait une petite toux de faiblesse. On s’est dit que la fraîcheur de l’hiver n’aidait pas notre projet… Pinouchet était plus ridicule que jamais. Une de ses oreilles avait été chiquée par Baco et elle pendait en deux morceaux. Son petit jet d’eau sur la tête tombait de travers, tout terreux. Ses yeux étaient devenus rouges à cause du manque de soins. Et sa toison présentait tous les aspects de la décrépitude… Père Dambre désespérait d’arriver à s’occuper correctement du chien. Il nous demanda de le préparer pour l’échange. On l’a regardé se débattre, personne n’osait essayer de le faire boire. On avait peur d’empirer les choses en le touchant. C’est que c’était une toute petite chose qu’on avait tenté d’éviter d’écraser pendant deux semaines… Ça nous paraissait fragile comme une poupée de balsa. J’ai vu Pastoriou se mettre à pleurer. Pinouchet était en train de crever, et on n’y pouvait rien. Bientôt, on serait les plus graves criminels du Redor… Mon copain Pastoriou l’a pris entre ses mains et il a tenté de lui cracher dans la gueule, pour que le bout d’os coincé coule plus facilement. Il lui lâcha un épais glaviot dans la trachée. Le chien suffoqua davantage. Pastoriou, alors a tenté de presser les côtes du chien, pour le faire expectorer. On a entendu un craquement répugnant. Un type à côté de moi s’est mis à rire comme un perdu, il chanta, entre deux hoquets : |
Nuit et jour, les gendarmes, |
On a ri et on a pleuré. On a bien compris que c’en était fini de notre équipe. La nuit même, chacun prit son barda et quitta les lieux. Père Dambre n’était plus que l’ombre de lui-même. Il savait quelles ressources Daniel mettrait pour le retrouver. On laissa les molosses dévorer Pinouchet et on se quitta sans cérémonie, comme des évadés. Cromar et Harol, dans la petite chambre, il fait encore jour : Mon pauvre garçon, dès que vous vous en êtes pris à un convoi gouvernemental, vous étiez foutus. |
Cromar, finissant de faire le lit : J’ai entendu pour l’exécution de père Dambre, mais j’en ignorais le motif. Si tu veux mon avis, malgré son âge avancé, il devait être terriblement novice. Enfin, mon petit, je te souhaite bien de la chance pour entamer une nouvelle vie en Arca… |
© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette