Transcrit par Augustin Roussette.

 

 

Cromar a les coudes posés sur le comptoir et, sur ses mains en équerre, il a posé son menton.
Il lit.

Devant lui, un client fatigué : il est noir, rondouillard, avec les petits yeux de celui qui n’a vraisemblablement pas beaucoup dormi. C’est M’Lomo.

 

Un client entre :
M’Lomo : Ah ! Fichour ! C’est toi, mon vieux copain ?! Bah ça pour une stupéfaction ! C’est qu’ça m’guérirait fissa de ce sale mal de gorgeon que j’me tape ! Pas moyen de dormir, je tousse trop …
Fichour : Et c’est toi le débiteur de gnôles qui sait pas c’qu’il t’faut ! T’en est un de drôle, mon Lom’ !
M’Lomo : T’as pas fini de me coller ce sobriquet, clampin qu’t’es ! Tu m’appelles comme ça depuis qu’on a largué l’école !
Fichour : Ah ? Parc’qu’on a largué l’école, nous ? Il éclate d’un bon rire, M’Lomo itou qui tousse de plus belle.

 

 

M’Lomo : C’est vrai qu’on l’a cramée, pour un peu j’oubliais ! Ah, ah !
Fichour : Et te souviens-tu qu’l’motif du renvoi n’était pas l’incendie, mais parce qu’le carlin de la vieille Madame Pu avait grillé ! Ah, ah !

         M’Lomo, effectuant les manipulations qu’il liste : C’tait comme ça qu’on faisait, hein ? Une goulée de genièvre sur un chiffon, de l’herbe à chats, bien une poignée !, du piment mitraille, et une mèche trempée de souille, on y mettait le feu, et pan !
Fichour : T’as rien oublié mon vieux copain, si ce n’est que, ce jour-là, c’est pas « pan » qu’ça a fait, mais « boum », parc’qu’j’avais forcé sur le genièvre : dans ma trogne et, conséquemment, dans le pétard. Ouh ! bah oui, un beau boum qu’a cramé le carlin et toute l’école ! Ouiche !
M’Lomo, hilare, un verre à la main : Boum ! … Ah, je me sens mieux, moi.
Fichour : Donc, pour fêter ton retour parmi les sains et saufs, … j’t’ai d’jà parlé de Majib le simple ? Un péquin de mes accointances, navrant comme il faut !
M’Lomo : Ce serait pas ce grand échalas, longiligne comme un mât et branlant de la caboche comme un loupé ? Fichour acquiesce. Tu t’le trimballais comme un ballot de linge sale, il fut un temps …
Fichour : Ouais, c’est ça. Un ballot, un loupé, un simple quoi ! J’me demande bien ce qu’il est devenu c’pétard de Majib. La dernière fois que j’l’ai vu, il pendait par les petons à une branche, gîté de trouille. Mais c’est que j’te dévoile la fin de l’histoire, là … Trêve de préliminaires, passons aux exploits de
Majib, le lourdaud.

Avec sa bouche en fion de poisson, c’est pas qu’il causait beaucoup, le bougre, mais la boisson lui déliait le sifflet.
Il m’a dit être né dans une forêt, il savait pas laquelle, de parents gauches, assez laids, rebus et sujets de poilades. Ses premiers souvenirs, qu’il me disait, c’est une cage en bois d’arc, et des gens vêtementés avec goût qui passaient autour pour venir les regarder, lui et ses deux niais de vieux ! C’est qu’il était comme une attraction, le Majib, et lui racontait qu’les gens ils payaient à coups de Daniels pour lui jeter des graines et se farcir leurs trognes de dégénérés avec force rires ! Leur maître, un sale type venu de la grande ville, les avait faits passer d’la forêt à la cage, sous couverts d’expériences. Paraît-il un type velu à souhait, avec un bidon de trois livres tonnant hors de la chemise quand il se mettait à brailler le prix d’entrée et la teneur exceptionnelle du spectacle !

Puis, un jour, le spectacle a plus fait recette, le velu s’est carapaté avec la caisse, a revendu son bien à un couple de tarés qui, eux-mêmes, n’ont pas su relever la pente. Majib et ses vieux crevaient de faim. Faut imaginer trois gredins squelettiques, tignassés comme des sauvages, avec leur tronche déflagrée, fion de poisson et yeux de traviole, nez coupé et esgourdes gigantesques, parc’que c’est à çà qu’il ressemblait le Majib, pas vrai ? Les vieux sont morts de n’avoir pas mangé. Les tarés qu’ont repris l’affaire en Daniel-or bouffaient pas beaucoup, mais y avait au moins un repas par jour dans leur gamelle !
Un jour qu’Majib avait une quinzaine d’années, il a appelé son maître, simulant la mort. Le type a ouvert la volière et est mort des mains de l’échalas : Majib l’a étranglé avec ses pognes de mort de faim, et l’a donné aux malchiots qui rodaient dans la cage d’à côté – ils en ont fait un gueuleton ! ‘Suite, il a étranglé la donzelle qui servait de femme au maître, et a pris la première voie qui s’présentait sous ses yeux. Tu comprends pourquoi qu’il est devenu cette giguasse bestaille !

Pour un tueur, en tous cas, c’en était pas un bon ! Son boulot était plutôt saliche, mais quand y a eu la pénurie de mercenaires v’là pas dix ans, j’me suis retrouvé coltiné au simplet Majib. C’est pas qu’ça m’enchantait d’avoir Majib à mes chausses tout le temps que j’patrouillais pour je ne sais quel commanditaire, mais les ordres étaient les ordres, et c’est Majib qu’on m’avait collé ! Si je devais trousser une banque, il était là ; si je devais arrêter un convoi, il était là ; si je voulais boire une goulée chez Cromar, il se radinait ; si j’allais aux filles, il se plantait à la porte de la chambre d’amour. Bref, comme la mouche colle au coche, Majib collait à Fichour

 

 

Y avait qu’pour l’étranglement qu’le gars était habile. Ses doigts, longs, avaient l’aspect et la force des serres du rapace. Dès qu’il attrapait la gorge d’un homme, le type faisait pas long feu : il bleuissait rapide ! Et moi qu’étais pas le premier dans ce genre de pratique, j’laissais faire, je sous-traitais le simplet. Et puis, tu sais, mes mains ont vite été faibles, en fait depuis qu’un jour, un marin m’les avait mises en pelotte après un double bras de fer : ses étaux m’avaient broyé les paluches. Et j’ai appris à n’en faire que peu usage ! Le couteau, je pouvais ; les caresses, j’pouvais ; les bombes aussi ; mais étrangler, ça…

 

J’l’avais aussi un peu éduqué quant aux mescluns qui font « boum », et notamment ce petit mélange de genièvre, de piment et d’herbe à chat dont tu narrais tout à l’heure les proportions … Mais fallait pas faire trop confiance à ses dosages ! Deux expériences me confirmeront … Un jour qu’on avait pour mission de faire sauter une calèche, j’ai lancé sa bombe et celle-là n’a fait qu’un piteux « pfff », pas foutu de faire voler en éclats la moindre écharde du convoi ! Une autre fois, je posais soigneusement un pétard de sa confection sur un chemin : l’enjeu était de bugner la jambe d’un mouchard, histoire qu’il galope moins vite pour aller cracher ses informations à qui de droit ; c’est pas la jambe qu’on lui a arrachée, c’est le tronc et la tête et tout ce qu’notre mère a bien voulu concevoir pour nous. Le type a littéralement giclé ; la route était saignée.

Donc, le Majib, c’était pas l’artificier de première classe ! Et pour preuve, ces deux narrations que je viens de faire, et celle-là, car le meilleur est à venir !
Ça s’est passé en pleine période de moussons où qu’ça flottait de partout et qu’les routes étaient inondées. T’imagine le décor : une sente, pas large comme le pont de notre Telu, crottée de la boue salace de la dernière pluie, en pleine forêt … Ouf, la pluie avait cessé, c’était bon pour l’opération ! Ouais, mais bon, l’air était à l’humide, et ça n’était pas les meilleures conditions pour pétarder une calèche ! Majib et ton fidèle Fichour étaient busqués dans des fourrés trempés. J’éternuais tout mon saoul quand l’autre ne décrochait pas un mot, tellement occupé à concocter la bombe que mes pauvres mains, pétries de rhumatismes et bleues de froid, n’avaient pas pu faire. Entre deux éternuements, et outre que je lui demandais de se grouiller, je donnais les indications, le dosage, les manières d’agencer la mèche … C’était une bombe spéciale, qui devait pas prendre l’eau ! Et c’est moi qui en avais écrit la recette ! Le bougre, donc, mêlait le mâchefer au salpêtre, une poignée d’herbes photophores aux éclats de pièges à lucioles, la mèche au genièvre longue cuvée … Et, tu peux t’en douter, il s’est trompé, je ne sais pas exactement c’qu’il a foutu, mais le résultat n’était pas c’que l’on escomptait au préalable!

 

La nuit était tombée sur la forêt et notre route, on n’y voyait pas plus loin qu’au bord de la mort. Puis v’là que s’pointe la calèche : le cocher trônait sous une lanterne, le fouet en mains ; les chevaux trottaient plutôt que galopaient. Tranquille pour nous, y avait pas de mal à faire sauter toute cette boiserie roulante, enfumée soit dit en passant par les sueurs sexuées d’une grande dame et de son amant, un général qui était la cible ! C’est moi qu’a allumé la mèche et jeté le bazar sous le cul de la calèche … J’ai bouché mes oreilles, baissé légèrement la tête entre mes cuisses, et c’est pas « boum » qu’on a entendu cette fois-là, mais « pschiiiiiiiii », et pas qu’une fois, mais dix fois, vingt fois, et avec de la lumière en prime : le Majib avait tellement mal mélangé les produits que la bombe était devenue feu d’artifice ! Ambiance garantie, fête de l’année sur le pont de Telu, tout le tra-la-la, bonnes gourmandises et maman avec enfants, tu vois le genre ! Ça pétait dans tous les sens en bleu, en rouge, en vert, et ça faisait des « pschiiiiiiiii » à n’en plus finir …

 

Majib s’est levé, a remonté le remblai, pour se mettre sous le feu d’artifice ; il avait une gueule d’halluciné, stupide devant le spectacle ! Moi, je bougeais pas d’un pouce, comme si qu’j’étais pétrifié à l’idée de décaniller … Et puis le général a fini par sortir d’la calèche, et Majib s’est fait attraper par l’oreille comme un gamin ! C’est là qu’j’ai décampé : j’me suis caché quelques dizaines de mètres plus loin, et d’là j’voyais le général, mal rembraillé de sa partie fine, fusil à la pogne, tenant l’oreille de Majib qui s’émerveillait des couleurs qui redescendaient du ciel noir, et il gueulait le bougre de général – ch’ais pas, il m’a rappelé Madame Pu ! Et il disait :

« Sale gosse, parce que t’en es un de gosse, hein ?, avec ta gueule de raté, un gosse de trente piges au moins, hein ? Et tu sais pas, mon raté, que l’usage d’engins pyrotechniques est strictement interdit hors les jours de fête de Daniel, tu le sais pas çà, hein ? Tu le sais pas ! Et bien tu vas le savoir ! Cocher, aidez-moi à ficeler ce niais, on va le pendre à l’arbre, par les pieds comme un imbécile! »
D’où ce que je te disais t’à l’heure : Majib pendu par les petons à une branche un soir de fin de mousson, par temps cradoque, les yeux gigantesques pour pas louper l’extinction des lumignons du feu d’artifice sur le sol mouillasse … Ah! j’me demande bien où ‘s’qui peut être le Majib!

Cromar, intervenant enfin : Parce que t’es pas allé le décrocher, ton artificier ? Mais t’es pas un peu un dégueulasse …

 

Fichour, un verre à la main, portant la mine triste et la larme à l’oeil : Bah non, l’tavernier, il était beau comme un gosse émerveillé mon Majib, et j’avais pas envie d’le décrocher de son rêve pour qu’il redevienne un lourdaud d’étrangleur !

 

 

© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette