Transcrit par Louis Butin.

 

 

Une femme, dans la chambre, se passe une chemise de nuit — une intime du patron :

Cromar, vous avez connu Mirréla, ma cousine ?

 

Cromar : Je ne l’ai vue qu’une fois. Je ne me souviens pas très bien d’elle.
Ména, le fixant bizarrement : Oh, très grande. Des grands yeux clairs. Bien grasse. Un air ordinaire, un visage d’un ennui redoutable à détailler. Rien qui accroche le regard, si ce n’était sa stature. Normal que vous ne vous souveniez pas d’elle.

Jamais je n’aurais soupçonné que cette cousine que je trouvais pimbêche fût si violente…

 

Quand Mirréla s’est mariée avec ce gars, on a bien compris de quoi il retournait : ils avaient choisi d’un commun accord une chevillière en tissu, de sorte que leur lien de noces s’userait assez vite. Ce serait un mariage pour profit financier, vous imaginez. Juste pour la prime familiale ! Après deux ans, la chevillière de son mari s’étant suffisamment effilochée, a rompu ; et il l’a fait annoncer en bonne forme à toute la ville par avis religieux. Ah… le madré d’homme ! Je ne suis pas convaincue que ma cousine avait eu son mot à dire dans le choix de la chevillière, et si pour ma part je devais me marier, ce serait une chevillière de métal que je choisirais ! Je ne veux pas être la greluchette à couettes du milicien. Non, je n’y crois pas à cette histoire qu’on se retrouve entre époux chevillés, dans le royaume mangé ! C’est les hommes qui ont inventé ça pour nous amadouer, et nous faire des noces de tissu, pour s’assurer des harems après la mort ; allez, pas besoin de se marier, je vous y trouverai quand même !
Mais voilà donc, le vil pourceau s’était servi de ma cousine pour obtenir la prime du Roi. Remarquez, ce n’est pas le pire que commit le pauvre homme. Tout ce qu’il a fait a tourné à l’humiliation de Mirréla. Elle avait à peine dix-neuf ans. Elle voulait continuer à étudier la médecine ; c’était tout Mirréla, ça : idéaliste, elle rêvait de sauver des hommes, des femmes, des enfants, des animaux ! Il l’obligea à revendre sa grande trousse de soins que lui avaient offert ses défunts parents, pour payer les traites de leur appartement. Je me souviens qu’elle était venue pleurer dans mon giron. Bouleversée, ça l’avait bouleversée ! Vous me croirez si vous voulez, mais cette grande cruche me disait qu’il ne lui voulait pas de mal, son mari, que c’était le prix à payer pour la vie citadine. Moi, je voulais lui ouvrir les yeux : son mari ne travaillait pas, et quand les sous viendraient à manquer, vive la rupture de chevillière ! et vite une autre femme aux sous clinquants ! Tout ce que j’obtins d’elle, ce fut une plus copieuse crise de larmes.
Sans trousse, elle perdit sa bourse d’étude, elle fut obligée de quitter la faculté de médecine d’Haakta.
Les quelques fois que j’allai les voir dans leur deux pièces miteux du quartier Pomala, ce fut la guerre sourde entre lui et moi. Lui, toujours nu dans l’appartement, une brute tatouée, mais séduisant, plein de douceur fausse, qui se plaignait continûment de terribles douleurs au dos, et qu’il fallait masser, j’ai même couché avec lui, par distraction, et par la suite j’entendais son fiel se déverser sur ma personne dans le brouhaha nocturne, à travers la cloison, et la voix geignarde de Mirréla qui tentait de me défendre. Il faisait froid dans le dos, ce type.

 

Il obtint d’elle exactement ce qu’il voulait. Il la posta dans une échoppe miteuse qu’il sous-louait à des contrebandiers, puis il lui demanda d’écouler les marchandises que ses amis volaient de ci de là. Pratique : il n’avait pas besoin de la payer. Tous les jours, c’était pour elle les humiliations à la chaîne : traitée de voleuse par tous, certains nobles lui crachaient dessus. Elle était assise à une table bricolée de tôle et de bois, ses grandes jambes sous son menton, maladroite et gênée, trop grande, tirant sur sa jupe élimée pour cacher ses genoux noirs et les bleus sur ses tibias. Elle se dépliait devant les clients amusés et fouillait derrière elle pour en sortir toutes sortes d’articles ; les clients lorgnaient son arrière-train replet. Des marchandises volées ; du recel, elle savait bien ce que ça voulait dire.
Un jour, je pus jeter un œil à leur chambre : ils avaient deux paillasses séparées, dont une semblait bien plus moelleuse que l’autre. Je compris tout l’intérêt de cet homme à se plaindre de son dos – pour avoir toujours la meilleure paillasse. Par ailleurs, j’imaginai aisément qu’en mon absence, ils ne dormaient pas dans la même pièce. Elle ne se plaignait jamais.
Elle ne vit pas la fin arriver tant elle était absorbée de tracas quotidiens. Il ne logeait plus avec elle, s’étant trouvé une chambre près du palais, un quartier plus confortable, moins humide, meilleur pour le dos avait-il dit. Il lui laissait tout juste de quoi se nourrir. Mirréla semblait une de ces ombres qu’on croise sous les porches : elle portait toujours les mêmes nippes décolorées, ses cheveux étaient ternes, ses binocles étaient rayés et bancals, elle avait perdu quelques dents. Ma cousine m’a envoyé un courrier pour me raconter la rupture de la chevillière de son mari. Complètement soliloliquette ma pauvre cousine dans sa lettre, j’en aurais pleuré. Voyez-vous, joli patron, heureusement que je ne m’attache pas à des sentiments familiaux, j’ai bien assez de me préoccuper de mes amants.
Après ça, elle a vainement tenté de se réinscrire à la faculté de médecine, mais des pontes l’avaient vue dans sa boutique de recel, et elle s’est faite refouler au motif de « personnalité renversée ». Ça l’a achevée. Voilà, comme s’ils étaient irréprochables, eux ! Mais le dommage était fait : cette présomption qu’on lui avait accolée la bouleversa plus que tout, elle devint folle de vengeance. C’était lui qui avait fait d’elle une « personnalité renversée », lui qui avait détruit sa vie et sa personne, lui qui avait foulé au pied ses idéaux.
Pendant quelques années, elle a travaillé aux tanneries d’Haakta, les gaz acides ont achevé de biner son cerveau. La dernière lettre qu’elle m’a envoyé était laconique et incompréhensible : « Je vais renverser sa vie. »
Je n’ai pas bougé d’ici, je n’ai pas cherché à la revoir ; je ne voulais pas être affectée par une histoire qui ne me concernait pas. Et quoi que j’aurais pu tenter, elle était résolue à commettre son acte inhumain.
La suite, je l’ai sue au procès.
A la nuit tombée, elle a quitté son boulot, emportant une flasque d’acier et son principal outil de travail, un drayoir : un long couteau à lame incurvée qu’on peut saisir de chaque côté de la lame pour mieux racler les peaux. Pas une bonne arme, parce qu’on ne peut pas plonger le couteau dans le corps tout droit. Il faut attaquer de côté.

Toute grosse qu’elle était, elle a grimpé par les toits jusqu’à la maison de son sus-époux.

 

Parvenue à la terrasse, elle est entrée dans la maison endormie. Elle est allée dans la chambre des enfants. Avec son couteau, elle a tranché la bouche de leur toute petite fille, l’a laissée s’étouffer de sang. Puis elle a entrepris de lui retourner la peau sur le corps, grâce à la préparation de bolteriane, dont les tanneries font grande consommation. Vous ne pouvez pas imaginer avec quel détachement les juges royaux faisaient leurs descriptions. Oh ! Bon sang ! Et l’autre enfant dormait paisiblement, derrière un rideau. Son travail fini, elle a pendu le bébé par la peau aux linteaux du berceau.
Même les plus grands tragédiens d’Arca n’ont pas décrit de telles horreurs ! Mais ce qu’il y a de plus horrible, c’est que Mirréla commençait tout juste son oeuvre et que c’était là de biens inquiétants prolégomènes.

Ils ont découvert la petite aux cris de son frère ; l’enfant brillait, rouge dans la lumière matinale.

Cromar : Une femme, faire de telles horreurs, je suis sceptique.

Ména : Vous ne me croyez pas?

 

Cromar : Je veux savoir comment ça se termine. Parce qu’ils ont dû prendre des précautions, après la mort de leur bébé.


Ména : Pour sûr ils ont pris des précautions, ils ont cru qu’un ancien ennemi était de retour dans la capitale, mais qui ? Quel bandit d’arrière-cour, parmi ceux avec qui le pauvre homme avait eu des démêlés, serait biné de commettre un acte si cruel ? Ils ont été terrorisés. Lui, avait des contacts dans de nombreuses sphères de pouvoir clandestines, il a fait jouer ses amitiés et s’est fait entourer de gardes. Mirréla avait compté même là-dessus. Elle avait aussi compté sur la folie de sa substituée. La nouvelle femme de son mari, choquée par la mort de sa fille, passait des cris aux larmes, aux actes les plus déraisonnés. Mirréla savait qu’elle ne supporterait pas la claustration dans l’appartement, théâtre du meurtre de son enfant ; elle avait prévu aussi que l’escorte que lui donnerait son mari, composée des êtres les plus vulgaires et bornés qui soient, aurait raison de sa fragilité mentale, qu’en attendant un peu, la pauvre femme causerait elle-même sa perte. La dame avait une sœur. Six jours après le drame, Mirréla est entrée chez la sœur, l’a droguée et l’a enfermée dans un placard, puis elle a attendu quelques jours que sa substituée vienne trouver du réconfort chez la sœur bien aimée.
Comme de si bien convenu, la dame est arrivée seule, essoufflée. Mirréla  lui a ouvert, lui a enfourné du tissu dans la bouche, l’a attrapée par le bras et l’a attirée sans ménagement dans l’appartement. Là, elle l’a attachée, déshabillée, a cassé sa chevillière d’argent, meurtrissant la cheville avec. Puis elle a répété une opération similaire à cette première nuit de vengeance,  répétition avec une application toute particulière. Humectant la peau de sa lotion de bolteriane dissociante, elle a commencé par retourner les paupières, puis le front, retournant le reste sur le bas du visage, ouvrant le visage de la femme sur le pli des yeux comme un bas qu’on retrousse.
Imaginer ma cousine, si grande et si placide commettant un tel acte, ça me dépasse ! Je revois ses yeux clairs, pleins de larmes. Ça me dépasse…

Après ça, elle a envoyé une missive anonyme à son ancien mari où elle l’enjoignait de se rendre chez la sœur de sa femme.

Le pauvre gars retrouva son épouse déchevillée, défigurée et impudique, cadavre grotesque, et la sœur de celle-ci, morte d’inanition, dans un petit placard.

 

La Candiça Prospère d’Haakta a tout tenté pour trouver le meurtrier ; mais ses plus talentueux fonctionnaires se heurtaient à un problème irrévocable : ils étaient proprement impuissants à imaginer une femme capable d’une telle atrocité. Tout pourtant accusait ma cousine : le mobile, les outils de tannerie… Mais les tanneries emploient tant de personnes et les Prospères avaient tellement concentré leurs recherches sur les hommes qu’ils ne relevèrent pas le nom de ma cousine. Jamais son sus-époux ne la suspecta non plus ; pour lui, elle n’était pas capable de formuler la moindre contrariété si ce n’était par une crise de larmes.
Mirréla attendit toute une année pour donner une conclusion à sa vengeance. Le sus-époux, angoissé, fébrile, avait fini par perdre son travail et toutes ses économies. Les bandits d’arrière-cour pensèrent qu’il avait un ennemi trop dangereux pour continuer leur partenariat avec lui. Il finit par ne plus pouvoir entretenir sa garde rapprochée. Il se retrouva seul avec son fils. Bientôt, ruiné, il perdrait son toit. C’est là qu’on vit que l’homme n’était peut-être pas si monolithe qu’on le pensait : l’horrible spectacle avait renversé son cerveau. Il n’était plus maître de ses nerfs. Il s’adonna à l’ivresse.
Mirréla avait vaguement séduit le voisin de son sus-époux, et se tenait ainsi à l’écoute de la déchéance de son ancien tourmenteur. Elle se décida une nuit où elle l’entendit se cogner contre les murs tant il était saoul. Avait-elle eu des scrupules pour attendre si longtemps ? Je ne crois pas. Elle attendait sagement le meilleur moment.

Elle entra chez lui comme la première nuit, telle un gros chat passant de terrasse en terrasse.

 

Elle tua le fils, sépara du corps la tête de l’enfant. Puis elle pénétra dans la chambre de son sus-époux. Il était assis sur le lit, incrédule et stupéfié d’alcools puissants. Elle s’approcha, le toucha et lui administra une piqûre de drogue. Il n’esquissa aucun cri ; sa bouche béait, elle y mit des chiffons. Ma grande cousine lui attacha les mains derrière le dos, puis l’assit contre son lit, badigeonna le ventre de la préparation de bolteriane, lui découpa la panse en veillant qu’il reste en vie et toujours conscient. Lui, il regardait ce qu’on lui faisait avec effroi. Elle dépaqueta soigneusement devant lui la tête de son jeune fils, puis, laborieusement, la fit entrer dans le ventre ouvert, décollé, de l’homme. Il mourut, gargouillant pendant qu’elle recousait sa bedaine distendue.
Sa vengeance accomplie, elle attendit le matin et sortit toute ensanglantée dans la rue, répétant qu’elle avait fini par le renverser.
Voilà toute l’histoire de ma cousine.

Fumée de cigare, Cromar fait la gueule : J’aurais préféré ne pas entendre cette horreur. Comment voulez-vous que je dorme maintenant?


Ména, riant aux éclats, découvre son jeu : Hahaha! Maintenant, vous savez de quoi les femmes sont capables!

Cromar : Ouf. Ména, je dois avouer que vous m’avez bien eu. Ce brave Cromar a failli croire à votre terrible histoire...

 

 

© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette