Transcrit par Augustin Roussette. |
C'est le jour et l'heure d'affluence à La Jarre Pleine. Deux hommes entrent dont un cul-de-jatte, harnaché au dos de l’autre. L’infirme est vieux, très ridé, les yeux de biais, poilu de visage, portant le chapeau des anciens soldats du Davra. L’autre est grand, costaud ; il a le teint bistre, une petite bouche. Son visage affiche son mutisme. |
Cromar, amusé, s'exclame derrière son comptoir : Hola le petit vieux, qu’est-ce que je te sers ! |
Le vieux : Ne me manque pas de respect, tavernier ! Sers-moi une fine du Rédor, tiens ! |
Tu sais, tavernier, il ne faut se moquer des vieux … Surtout quand ils sont anciens combattants. On dit que ceux-là ont mauvais caractère, et c’est vrai ! Bah ! je suis trop vieux pour la bagarre … A ta santé, tavernier ! Alors au lieu de te flanquer une pogne au visage, je vais te raconter une histoire. C’est pas qu’ça fait moins mal mais ça dure plus longtemps, et ça édifiera la jeunesse…
Ça, c’était un gars, Rincalq ! Onze ans aussi, mais charpenté comme un palais, avec des épaules pleines, une trogne qui te disait qu’t’était un minable, une chevelure rousse, rase et incarnat, qui lui faisait comme un diadème. Un monstre de près de deux mètres. A c’t’époque, tu sais, on envoyait une missive dans chaque foyer qu’avait un môme en âge de tenir le fusil. Le recrutement commençait à onze ans. Ils devaient se dire qu’à onze ans, puisqu’on jutait d’jà, on pouvait se battre. Ouais, sauf qu’à onze ans, on est encore qu’un gosse, quoiqu’on jute. Le fusil, c’est pas une trique ! Y avait deux modes : soit ils venaient te chercher chez toi, pac’qu’à la missive, tu pouvais qu’y répondre « oui » ; soit, si t’avais pas de maison et qu’t’étais d’jà en maison de raclée, à cause de bêtises qu’t’avais fait dans les rues, ils te donnaient le choix entre y rester et se faire battre tous les jours, à raison de deux fouettades par jour ou partir à la guerre. Moi, j’avais une piaule et une jolie maman. Je suis parti en chialant. Rincalq, lui, il vivait en maison de raclée, et faut dire que ça lui avait fait un corps d’homme – à croire que deux fouettades par jour, ça te garantit des épaules, des bras, des cuisses et une bite d’homme. Bref, la politique de conscription a tué des générations entières de gosses, et si y a une raison au chaos de Davra, c’est bien celle-là ! D’autant que ni le Redor, ni l’Arcaladendora ne nous ont aidés à sortir de ce merdier sans nom qu’a été cette guerre ! |
Rincalq, il causait pas beaucoup. Il avait le respect du commandant Fogherstönt. Un brave gars çui-là aussi ! De la moustache jusqu’au col, toujours une pipe en pâte de verre à la lippe, une silhouette de pécheur de sigyles, un dur, ouiche, avec un épiderme dur comme la pierre ! |
Y en avait qui pleuraient à chaque étape et qui allaient se frotter aux basques du commandant comme aux jupons de leurs mères. La trouille, ouais, et la malnutrition, et l’humidité, et l’odeur. Rien à voir avec les bonnes potées de maman et l’odeur d’eau de violette qu’on devait leur mettre à tous sur l’oreiller avant qu’ils ne dorment. Des pauvres gosses qui étaient nés au mauvais moment ! Rincalq, lui, le soir, au lieu d’aller moucher sur les frusques de Fogherstönt, il faisait son grabat, il s’y couchait et il dormait. Un vrai automate, pas moyen qu’il échappe à ses habitudes. On avait bien essayé de le convier autour du feu. Non ! il bougeait pas de son pieu quand, nous, on se plaignait les uns les autres. Quant à moi, si je chialais plus depuis le départ, j’étais triste à en crever, et j’aurais donné mon chouloulou pour retrouver le foyer, l’odeur d’herbe de ma mère et l’œil gentil de mon père. Au lieu de ça, on marchait chaque jour, et c’était dur. J’m’en souviens comme si qu’c’était hier.
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« Moi, je te recommande les piaules de la maison de raclée, y a pas plus élégant pour ce qui est du mobilier. Ça sent bon et on y est bien nourri. En plus, tu peux te taper des femmes à l’œil. Vas-y ! cours ! Doit bien y en avoir une dans Libet ! » |
Je n’ai plus rien dit, ce soir-là. On a dormi côte à côte, et le matin, il m’a parlé comme si l’incident de la veille n’était rien. Et pour cause, pour lui, ça n’était rien que de parler comme ça.
« Faut dire qu’on pine pas beaucoup pour le moment, a dit Rincalq.
Le régiment s’est délité très vite. On était trop jeunes. Le commandant qui, dans les premières heures des assauts, avait subi une jolie petite canonnade dont l'effet avait déchiqueté sa jambe, a « prêté » le commandement à Rincalq — « le seul digne d’en faire quelque chose », a-t-il dit avant que de perdre sa jambe sur la table du chirurgien. |
C'était fantastique! |
En tant qu’ami, j’étais une sorte d’aide de camp pour lui. On riait pas mal, et on chantait l’hymne des mineurs. Quant aux autres, ils vénéraient Rincalq. Chaque soir, la troupe était amoindrie, mais le boulot était fait. Des dizaines de chars avaient volé en morceaux ; des cadavres d’ennemis décoraient le parterre des plages.
Puis un bruit de claquement, et un choc retentirent, à peine amortis par les feuillées. Cromar : Une si honorable page d'Histoire mérite que je te paye une deuxième fine, le vieux ! Le vieux : Mettons que tu m’offres la première ! Et si tu m’appelles encore « le vieux », je te coupe ta tête de tavernier ! Ah ! ah ! Allez le gringalet, prends-moi sur tes épaules et rentrons à la maison ! |
© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette